CHAPITRE XIV
Le sacrifice de Kulan Tith
Au matin de son second jour d’incarcération dans la tour est du palais appartenant au prince Astok, Thuvia attendait la venue de son assassin, seule avec elle-même et ses sombres pensées.
Elle avait épuisé toute possibilité de s’échapper, explorant attentivement la porte et les fenêtres, sondant le plancher et les murs.
Les solides dalles d’ersite ne se laissaient même pas égratigner ; les rudes vitres de glace barsoomienne n’auraient pu être brisées que par une lourde masse de forgeron manipulée par un colosse. La porte et sa serrure étaient inexpugnables. Non ! il n’y avait aucun espoir de fuite. Et on lui avait enlevé toutes ses armes afin qu’elle ne puisse anticiper l’heure de son exécution, lui ôtant de la sorte la satisfaction ultime de choisir librement l’instant de ses derniers moments.
Quand viendrait-il ? Astok porterait-il l’ultime coup de ses propres mains ? Elle doutait qu’il en ait le courage. C’était un lâche : elle l’avait su dès sa visite au palais de son père, quand il s’était vanté de ses actes de bravoure, essayant manifestement de l’impressionner par sa valeur supposée.
Elle ne pouvait s’empêcher de le comparer à un autre. Et à qui donc une future femme, fiancée, pouvait-elle comparer un soupirant éconduit sinon à celui qu’elle allait épouser ? Mais Thuvia jaugeait-elle Astok de Dusar en le mesurant aux standards de Kulan Tith, Jeddak de Kaol ?
Elle était sur le point de mourir ; ses ultimes pensées étaient en vérité bien loin d’Astok de Dusar et de Kulan Tith. C’est la silhouette grande et agréable de l’Héliumite qui remplissait son esprit, chassant au loin toute autre idée. Elle rêvait de son noble visage de la tranquille dignité de son port, du sourire qui illuminait son regard quand il conversait avec ses amis et le sourire qui se dessinait sur ses lèvres lors de ses combats – le fameux sourire paternel de son seigneur de père.
Thuvia de Ptarth – en vraie fille de Barsoom – sentit son cœur cogner et son souffle s’accéléra quand la mémoire lui retraça l’autre sourire – celui qu’elle ne reverrait sans doute jamais plus. Elle s’abîma en réprimant un demi-sanglot dans la profusion de soies et de fourrures éparpillées sur le sofa, tout près de la fenêtre donnant à l’orient, en se cachant la tête entre les bras.
De l’autre côté, dans le corridor, deux hommes s’étaient arrêtés et discutaient âprement.
— Je vous affirme, Astok, disait l’un d’eux, que je ne le ferai pas si vous n’êtes pas présent dans la pièce.
Il y avait vraiment peu de respect dû à la qualité royale de son interlocuteur dans le ton employé par cette voix. D’ailleurs, l’interpellé rugit fortement.
— N’abusez pas trop de mon amitié à votre égard, Vas Kor, dit-il alors d’un ton cinglant, ma patience a ses limites.
— Il n’est pas question ici de prérogatives royales, répliqua Vas Kor. Vous me demandez de me transformer en assassin, pour vous complaire et sur l’ordre strict de votre père : aussi n’êtes-vous pas en position de me dicter mes formes de respect. Il serait beaucoup plus raisonnable d’accéder à ma requête : que vous soyez présent, partageant ainsi la complicité ; pourquoi devrais-je supporter tout le poids de ce forfait ?
Le jeune homme fronça les sourcils mais avança vers la porte verrouillée et, quand elle pivota sur ses gonds, il pénétra dans la pièce aux côtés de Vas Kor.
Du côté opposé de la pièce, la jeune femme se leva, et leur fit face. Elle pâlit légèrement sous le teint cuivré qui était le sien ; mais son regard restait hardi et digne, la position levée de son menton dénotant tout son mépris et sa répugnance.
— Préférez-vous toujours la mort ? demanda Astok.
— À vous ? certainement ! répondit-elle d’un ton glacial.
Le prince de Dusar se retourna vers Vas Kor et fit un mouvement de tête. Le noble tira alors sa courte épée et traversa la pièce en direction de la jeune fille.
— À genoux ! intima-t-il.
— Je préfère mourir debout ! répliqua-t-elle.
— Comme vous voulez ! acquiesça Vas Kor, en éprouvant la pointe de son épée du pouce gauche. Au nom de Nutus, Jeddak de Dusar ! cria-t-il, et il se précipita sur elle.
— Au nom de Carthoris, prince d’Hélium ! répondit une voix basse venant de la porte.
Vas Kor se retourna et vit le panthan qu’il avait recruté chez son fils bondir sur le plancher dans sa direction. L’individu frôla Astok en lui décochant :
— Ton tour viendra après… espèce de calot !
Vas Kor pivota sur les talons pour faire face à l’assaillant.
— Que signifie cette trahison ? s’écria-t-il.
Astok, l’épée dégainée, vola au secours de Vas Kor. L’épée du panthan vint tinter contre celle du noble et, dès l’abord, à la première passe, Vas Kor comprit qu’il avait affaire à un maître des armes.
Il n’avait pas très bien compris quelle tactique son adversaire avait adoptée : l’homme s’était interposé entre Thuvia et les deux épées dusariennes. Mais lui n’était nullement à l’abri ! Il n’arrêtait pas d’attaquer et tout en la protégeant de sa lame infatigable, toujours entre elle et les attaquants, il n’arrêtait pas de lui donner les indications pour qu’elle se mette sans cesse par derrière, quelle que soit la position qu’il prenait dans la chambre.
Ni Astok ni Vas Kor ne purent imaginer ce que le panthan préparait et ils ne le comprirent que trop tard : il se tenait le dos à la porte et ils réalisèrent alors qu’il les avait pris à leur propre piège. Ils étaient maintenant à la merci de l’assaillant qui demanda à Thuvia de refermer la porte à clé.
Astok – à son habitude, d’ailleurs – voyant qu’il n’arrivait pas à avoir raison de son adversaire par les armes, avait de plus en plus tendance à s’en remettre à l’habileté de Vas Kor ; il en profita pour examiner plus attentivement les traits du panthan et ses yeux s’agrandirent au fur et à mesure que l’évidence s’imposait : c’était le prince d’Hélium qui était là, devant eux !
L’Héliumite pressait Vas Kor de plus en plus près. Ce dernier saignant abondamment par une dizaine de blessures sentait qu’il ne pourrait pas résister beaucoup plus longtemps à de tels assauts.
— Courage, Vas Kor ! lui souffla à l’oreille le prince de Dusar ; tenez encore un moment et tout ira bien. C’est du moins les paroles qu’il prononça, se gardant bien d’ajouter « pour Astok, prince de Dusar », précision qu’il garda pour lui.
Vas Kor, ne décelant pas la trahison que l’autre tramait, opina du chef et, rassemblant toutes ses forces, il parvint à contenir un peu Carthoris.
Ce dernier et Thuvia virent alors le prince dusarien courir rapidement vers le côté opposé de la pièce, appuyer sur une partie du mur et disparaître rapidement, en franchissant un seuil momentanément ouvert.
Cela s’était fait si promptement qu’il fût impossible de l’empêcher. Craignant que Vas Kor n’en fasse de même, ou bien qu’Astok ne revienne avec des renforts, Carthoris redoubla ses prouesses et un instant après, la tête de son adversaire roulait sur le sol d’ersite, le corps décapité s’écroulant presque en même temps.
— Venez vite ! cria Carthoris à Thuvia ; il n’y a pas un instant à perdre. Astok va revenir avec suffisamment de soldats pour m’accabler sous le nombre.
Mais ce n’était pas du tout le plan du prince car d’aussi nombreux témoins signifiait à coup sûr que les informations se diffuseraient rapidement dans tout le palais ; les ragots iraient immanquablement de toutes parts, selon quoi la princesse de Ptarth était prisonnière dans la tour est du palais. Son père le saurait rapidement. Aucun mensonge ni aucune falsification ne pourraient oblitérer les investigations du Jeddak cherchant à faire la lumière sur cette affaire.
Laissant de côté ce plan impossible, le prince de Dusar courait comme un fou dans des couloirs secrets interminables qu’il connaissait bien, pour retrouver la porte de la pièce dans la tour, que Carthoris et Thuvia risquaient de quitter d’un moment à l’autre.
Il avait bien vu la fille retirer la clé et la mettre dans son petit sac suspendu au harnais féminin, mais il se disait que la pointe d’un poignard glissé dans la serrure serait suffisant pour empêcher la clé de rouvrir cette issue et que les deux personnes se trouveraient emprisonnées. Ils ne pourraient que mourir ainsi, dans l’oubli et l’ignorance de cette chambre secrète, jusqu’à la nuit des temps, où huit planètes mortes tourneraient encore autour d’un soleil devenu froid et lui-même mort.
Astok atteignit finalement en trombe le couloir principal qui menait à la chambre cachée de la tour. Allait-il pouvoir parvenir à temps, devant la porte ? L’Héliumite n’avait-il déjà fait irruption et n’allait-il pas l’intercepter sur son passage ? Astok, à cette idée, sentit un froid lui parcourir l’échine : il n’avait pas du tout l’envergure pour affronter seul la lame implacable.
Enfin la porte allait être atteinte : plus qu’un détour de couloirs et ça y était ! Ils n’avaient pas encore quitté l’appartement et il ne faisait aucun doute, dans ces conditions, que Vas Kor retenait encore l’homme d’Hélium.
Astok ne put retenir un sourire sardonique à l’idée de la manière habile dont il avait dupé son adversaire. Il tourna le coude du couloir à ce moment-là… pour se trouver face à un homme à la peau blanche comme du lait et la chevelure rousse, un géant, de surcroît !
L’individu ne perdit pas de temps à lui demander les raisons de son irruption, il bondit à sa rencontre, la longue épée à la main et portant des assauts en rafales qu’Astok eut du mal à parer, avant de battre en retraite et s’enfuir par où il était venu… encore plus vite !
Au même moment, Carthoris et Thuvia sortaient de la pièce secrète.
— Alors, Kar Komak ? demanda Carthoris.
— C’est une chance que tu aies eu l’idée de me laisser en faction devant l’entrée, Homme-Rouge. Je viens juste d’intercepter quelqu’un qui avait drôlement envie d’atteindre cette porte… celui qu’on appelle Astok, prince de Dusar.
Carthoris sourit.
— Où est-il, maintenant ?
— Il a échappé à ma lame et il est parti en courant dans les couloirs.
— Alors, ne perdons pas une seconde ! s’exclama Carthoris, il risque de lancer toute la garde contre nous !
Les trois fugitifs se hâtèrent dans les passages sinueux que Carthoris et Kar Komak retrouvèrent sans peine, grâce aux traces que les sandales des Dusariens avaient laissées sur la fine couche de poussière recouvrant les sols de ces passages rarement fréquentés.
Ils étaient parvenus au vestibule, devant les ascenseurs, sans avoir rencontré aucune opposition. Mais là, ils trouvèrent une poignée de soldats commandés par un officier. Voyant qu’ils étaient étrangers, ils furent interpellés et on leur demanda ce qu’ils faisaient là, dans le palais d’Astok.
Une fois de plus, Carthoris et Kar Komak eurent recours à leurs épées. Avant d’avoir pu atteindre l’une des cabines, le bruit de ces combats mit le palais en émoi. Ils virent et entendirent une armée d’hommes courant en tous sens, au fur et à mesure qu’ils franchissaient les étages, s’élevant à toute vitesse grâce à l’ascenseur. Ils s’agitaient, à la recherche de la cause de ces bruits de combat.
Le Thuria était toujours là, à l’étage supérieur, avec trois guerriers pour le garder. L’Héliumite et le Lotharien combattirent une nouvelle fois coude à coude, l’assaut durant finalement assez peu, car le prince d’Hélium aurait pu défaire trois hommes à lui seul.
À peine le Thuria eut-il décollé qu’une bonne centaine de combattants bondirent sur l’aire d’atterrissage. Astok était à leur tête et voyant que les deux hommes qui avaient été à sa merci lui glissaient entre les doigts, il trépigna de rage et de chagrin, les menaçant du poing, en proférant d’abominables insultes.
La proue dressée selon un angle invraisemblable, le Thuria se rua dans les cieux, semblable à un météore. Une douzaine de patrouilleurs rapides surgirent d’horizons différents et se mirent à sa poursuite car la scène sur l’aire d’atterrissage n’avait pu rester inaperçue.
Une douzaine de coups frôlèrent les flancs du Thuria et, comme Carthoris ne pouvait quitter les leviers de direction, c’est Thuvia qui tourna les canons à tir rapide de la proue du vaisseau vers l’ennemi, tout en s’accrochant du mieux sur le pont glissant.
Ce fut une course superbe et un noble combat. Ils étaient une vingtaine maintenant, car d’autres navires dusariens s’étaient joints aux premiers poursuivants. Mais il faut reconnaître qu’Astok avait fort bien conçu son aéronef : le Thuria. Aucun des appareils de son auguste père n’était capable de rivaliser de vitesse avec lui ; de plus, nul autre n’était mieux armé ni si bien blindé.
Les poursuivants furent distancés l’un après l’autre. Quand le dernier fut hors de vue, Carthoris inclina l’appareil de manière à voler horizontalement. Le levier de vitesse bloqué sur le cran supérieur, il se rua à travers l’atmosphère ténue de Mars-la-Moribonde, pour aller en direction de l’Orient, vers Ptarth, à treize mille cinq cents haads de là. Un fastidieux vol de trente heures pour le Thuria ! De plus, une bonne partie de la flotte dusarienne devait se trouver entre Dusar et Ptarth, la grande bataille aérienne faisant peut-être déjà rage.
Si Carthoris avait connu exactement les positions des grandes flottes belligérantes, il aurait fait route vers elles, du plus vite qu’il pouvait, car le retour de Thuvia, indemne, ne pouvait que ramener rapidement la paix.
Ils parcoururent ainsi la moitié de la distance sans apercevoir quoi que ce soit : pas un seul navire de guerre.
À un moment, Kar Komak attira l’attention de Carthoris sur un vaisseau encore très distant : une petite tache posée sur la végétation ocre d’un vaste fond océanique que le Thuria survolait rapidement.
De nombreuses silhouettes avaient l’air de s’agiter tout autour de l’appareil. À l’aide de puissantes lunettes, l’Héliumite vit que c’était des guerriers verts et qu’ils ne cessaient pas de charger contre l’équipage du vaisseau désemparé. De quelle nationalité était ce dernier ? Il était impossible de le reconnaître à une telle distance.
Il ne fut pas nécessaire de dérouter l’appareil car sa course passait très exactement au-dessus de la scène de bataille ; Carthoris coupa les moteurs de manière à mieux juger par une vision proche.
Si le navire attaqué se révélait appartenir à une nation amie, il serait aisé de diriger les canons sur les assaillants, mais il ne désirait pas mettre en péril la vie de la précieuse voyageuse par un atterrissage intempestif, ne pouvant apporter en renfort que deux épées, tout juste de quoi protéger la princesse de Ptarth si elle était en danger.
S’approchant du vaisseau touché, ils virent que la horde verte était sur le point d’attaquer, quelques minutes tout au plus avant d’assaillir le bastingage blindé, puis que leur férocité sanglante s’en prendrait alors aux défenseurs.
— Il est inutile et même dangereux de descendre à leur secours, dit alors Carthoris à Thuvia. Il se peut même que ce soit un navire dusarien – il n’y a aucun emblème reconnaissable. Tout ce que nous pouvons faire, c’est tirer à coups de canon contre les hommes de la horde ; et, tout en parlant, il se dirigea vers l’un des canons, tournant sa gueule vers les guerriers verts, sur le côté du navire.
Au premier coup tiré par le Thuria, les hommes du vaisseau désemparé levèrent la tête et découvrirent qu’ils étaient soutenus. Aussi hissèrent-ils un emblème à la poupe. Thuvia de Ptarth retint son souffle et jeta un bref coup d’œil à Carthoris, à ses côtés.
C’était le drapeau de Kulan Tith, Jeddak de Kaol… l’homme auquel Thuvia était promise !
Comme il eut été aisé, pour l’Héliumite, de passer en laissant là son rival subir le sort qui ne pouvait plus tarder ! Personne ne pourrait l’accuser de lâcheté ou de trahison puisque Kulan Tith était en guerre contre Hélium et qu’il n’y avait pas – sur le Thuria – d’hommes armés en quantité suffisante pour pouvoir différer, même d’un peu, le destin final qui les attendait inexorablement.
Alors ? Qu’allait donc faire Carthoris, prince d’Hélium ?
Sitôt le fanion déployé par la faible brise qui soufflait, le Thuria inclina son avant selon un angle aigu avec le sol.
— Pourrez-vous le manœuvrer ? demanda Carthoris à Thuvia.
La jeune femme fit un signe de tête affirmatif.
— Je vais essayer de prendre les survivants à bord, poursuivit-il, et pour cela, il faut que Kar Komak et moi-même manœuvrions les canons, tandis que les Kaoliens se serviront des échelles d’abordage. Tenez la proue inclinée vers le sol, dirigée vers le tir des attaquants ; le blindage est meilleur à cet endroit et, du même coup, les hélices seront protégées.
Il se précipita dans la cabine tandis que Thuvia prenait les commandes. Un moment après, les échelles se déroulaient sur les flancs du Thuria et, en une douzaine de points, de chaque côté, des cordes à nœuds se déroulèrent jusqu’au sol. En même temps, un signal parvint depuis la proue :
— Préparez-vous à monter à bord !
Un vivat s’éleva depuis le pont du navire de guerre kaolien. Carthoris, qui était revenu dans la cabine, sourit tristement. Il était en train de sauver, hors des mâchoires de la mort, l’homme qui se trouvait entre lui et la femme qu’il aimait !
— Prends le canon avant de bâbord, Kar Komak, dit-il à l’archer, tandis que lui-même gagnait l’emplacement du canon tribord.
Ils pouvaient maintenant sentir le choc des impacts d’une mitraille infernale que les Hommes-Verts tiraient rageusement sur le blindage du vaisseau.
À dire vrai, c’est une entreprise désespérée qu’ils tentaient là : les réservoirs de rayons antigravitationnels pouvaient être transpercés à tout instant. Certes, les hommes à bord du vaisseau endommagé se battaient avec un regain d’ardeur et à leur tête, sur la proue, Kulan Tith combattait courageusement avec ses guerriers farouches et repoussait toujours les assauts des Hommes-Verts.
Le Thuria se plaça lentement juste au-dessus de l’autre appareil, tout en continuant de descendre. Les Kaoliens, formant des groupes sous la direction de leurs officiers, se préparaient ainsi à monter à bord de l’autre engin.
Mais la fusillade redoubla : mitraille d’enfer, les Hommes-Verts déversant un déluge mortel de destruction contre les flancs du fier appareil sauveteur.
Tel un oiseau blessé à mort, le Thuria s’inclina brutalement et se mit à tituber comme un ivrogne ; Thuvia redressa bien la proue vers le haut, dans une ultime tentative d’éviter la tragédie de l’écrasement final, mais tout ce qu’elle réussit à faire fut d’amortir le choc de l’impact, quand l’appareil vint percuter le sol, à proximité de l’autre appareil, également abattu.
Un sauvage cri de joie s’éleva dans le groupe des Hommes-Verts en constatant qu’il n’y avait finalement que deux guerriers et une seule femme sur le pont du Thuria ; quant aux Kaoliens ils poussèrent un cri, eux aussi, mais de déception.
Les assaillants tournèrent leur attention sur ces nouveaux arrivants, en constatant que leurs défenseurs seraient bientôt débordés car peu nombreux. Ils en auraient rapidement raison et, une fois le Thuria conquis, ils domineraient aisément l’autre esquif bien que mieux défendu.
Alors qu’ils attaquaient, un cri s’éleva : c’était Kulan Tith, sur le pont supérieur de son navire qui saluait ses sauveteurs.
— Qui est-ce ? s’écria-t-il, qui donc a ainsi risqué sa vie au service de Kulan Tith ? On n’a jamais vu un tel exemple de sacrifice sur Barsoom !
La horde verte se ruait sur le Thuria alors que la devise de Carthoris s’élevait de la proue du navire, en réponse à la question du Jeddak de Kaol. Personne sur le petit appareil ne nota l’effet qu’elle produisit sur les Kaoliens car leur attention était retenue uniquement par ce qui se passait sur leur propre pont.
Kar Komak était immobile derrière son canon, les yeux grands ouverts, comme plongé dans une rêverie, contemplant sans réaction apparente la ruée des hideux guerriers verts. Carthoris remarqua cette expression et en ressentit une sorte de regret, pensant que l’homme ne se révélait pas aussi valeureux qu’il l’avait cru : en ce moment de danger, il était tout aussi falot que Tario ou Jav.
— Kar Komak ! s’écria-t-il, reprends-toi : rappelle-toi les jours de gloire des maîtres de l’océan de Lothar. Combats ! Bats-toi donc ! Combats comme jamais personne ne l’a encore fait. Tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de mourir en nous battant !
Kar Komak se tourna vers Carthoris, un sombre sourire aux lèvres.
— Et pourquoi donc combattre, demanda-t-il, contre d’aussi affreux adversaires ? Il y a une autre manière de procéder… bien meilleure : regarde ! et il désigna la coursive au-dessous, qui menait sur le pont.
Une poignée d’Hommes-Verts avait déjà atteint le pont du Thuria, Carthoris regardant dans la direction indiquée par le Lotharien. Ce qu’il vit le remplit de joie et lui fit sauter le cœur, de plaisir et de soulagement. Thuvia de Ptarth serait-elle finalement sauvée ?
De plus bas se déversait, en flots continus, des archers géants, terribles et farouches. Non pas les archers quelconques de Tario et de Jav mais bien ceux d’un odwar d’archers – de sauvages combattants, avides de sang.
Les guerriers verts marquèrent un moment de surprise et la consternation se sentit dans leur camp, mais pour un bref moment seulement. Puis, avec d’horribles cris de guerre, ils bondirent pour affronter ces étranges et nouveaux guerriers.
Une volée de flèches les arrêta dans leur progression. En un instant les seuls guerriers verts restant sur le pont du Thuria furent des guerriers morts et ceux de Kar Komak bondirent par-dessus le bastingage de l’aéronef afin de poursuivre les hommes de la horde, sur la terre ferme.
Utans après utans se déversaient des flancs du Thuria pour se lancer à l’assaut des infortunés Hommes-Verts. Kulan Tith et les autres Kaoliens étaient médusés, les yeux grands ouverts et sans un mot, stupéfaits de voir des milliers d’hommes taillés en athlète, féroces soldats émergeant en masse des coursives de ce petit navire qui n’aurait pas dû en contenir plus d’une cinquantaine !
À la fin, les Hommes-Verts ne purent plus contenir cette invasion qui les submergeait littéralement. Lentement d’abord, ils commencèrent à battre en retraite dans la vaste plaine où les archers les poursuivirent. Kar Komak, sur la passerelle du Thuria vibrait d’excitation ; il poussa un cri de guerre venu du plus profond de sa poitrine, un cri sauvage des jours lointains oubliés. Il rugit nombre d’encouragements, transmis des commandements à ses utans engagés dans l’action et, comme ils s’éloignaient de plus en plus du Thuria, il ne put résister plus longtemps à la frénésie de la bataille.
Bondissant du pont du vaisseau jusque sur le sol, il rejoignit ses derniers archers à la poursuite de la horde verte en fuite, sur toute la surface du fond de la mer Morte. Les fuyards disparurent derrière un vaste promontoire qui avait certainement été une île, autrefois.
Carthoris et Thuvia purent apercevoir la puissante silhouette de Kar Komak, talonné par les archers de ce qui avait été, naguère, dans un passé immémorial une puissante flotte ; il brandissait très haut sa courte épée torquasienne, désignant l’ennemi en déroute à sa propre armée.
Comme les derniers combattants disparaissaient derrière le promontoire, Carthoris se retourna vers Thuvia.
— Ces archers évanescents de Lothar m’ont appris quelque chose qui me sert de leçon, dit-il. C’est qu’une fois leur mission accomplie, ils ne restent pas là, à embarrasser leurs maîtres. Kulan Tith et ses guerriers, eux, sont bien réels et présents, pour vous protéger. Mes actes auront constitué par eux-mêmes la preuve de l’honnêteté de mes agissements. Adieu ! et il s’agenouilla devant elle, pour embrasser des pièces de son harnais féminin, en les portant à ses lèvres.
La fille leva une main et la posa sur son épaisse chevelure noire. Elle demanda avec douceur :
— Où donc allez-vous, Carthoris ?
— Je vais rejoindre Kar Komak, l’archer, répondit-il, pour combattre et oublier.
Alors, elle porta la main à ses yeux, comme pour s’empêcher de laisser paraître quelque expression se reflétant dans le regard.
— Que mes ancêtres me viennent en aide et aient pitié de moi, mais il m’est impossible de vous voir partir ainsi loin de moi. Et, pleurant, elle ajouta : je ne devrais pas le dire, je n’en ai pas le droit, mais restez, Carthoris : restez, mon Seigneur ; restez !… je vous aime !
Un petit toussotement se fit entendre par-derrière et ils virent, debout, à quelques pas d’eux, Kulan Tith, Jeddak de Kaol.
Aucun ne prit la parole durant un bon moment. Puis, Kulan Tith s’éclaircit la voix.
— Je n’ai pu faire autrement que d’entendre tout ce qui vient d’être dit. Je ne suis pas idiot et ne puis être aveugle à l’amour qui règne entre vous. Je ne suis pas non plus oublieux de ce sens élevé de l’honneur qui vous a mené, Carthoris, à risquer votre vie pour sauver la mienne, tout en sachant que cet acte me permettrait de vous voler le bien si précieux que vous aviez dans le cœur.
Je ne peux non plus oublier la vertu qui vous a fait rester les lèvres closes, vous empêchant d’avouer cet amour pour le jeune Héliumite, Thuvia, car je sais pertinemment que je viens d’entendre la première déclaration affirmant votre passion pour lui. Je ne vous en blâme pas ; le seul reproche que je pourrais vous adresser, c’est d’avoir pu envisager un mariage sans amour pour moi.
Reprenez votre liberté, Thuvia de Ptarth, s’écria-t-il, et donnez-lui votre confiance pour aller dans la direction où votre cœur est déjà enchaîné. Quand les colliers d’or seront passés autour de vos cous, vous verrez que Kulan Tith sera le premier à lever bien haut son épée, signe d’éternelle amitié en l’honneur du couple constitué par la nouvelle princesse d’Hélium et son royal époux !